Saïd

Saïd est seul, assis sur un rebord de la grille qui sépare la station de métro du trottoir, à moitié caché derrière un pylône de béton noirci par la circulation. Il est 23h, et il a dû boire quelques litres de bière à en croire les canettes vides qui jonchent son périmètre.

Il a la tête entre les genoux, et il semble revivre un moment de sa journée, il se parle à lui même, ou plutôt, il s’observe se raconter sa journée à quelqu’un. Sa béquille est allongée en travers du trottoir, son sac est devant lui, tout ce qu’il possède est ici. Il refuse mes madeleines et je dois insister pour qu’il accepte que je les pose à côté de lui. Il a l’air un peu surpris et continue sa conversation, sauf que cette fois ci, il ne s’observe pas, il raconte.

La première chose qu’il me dit est qu’il lui reste un mois et demi à vivre, sursis accordé par un médecin qui l’a vu il y a quelques jours. J’ai du mal à comprendre ce qu’il me dit mais après plusieurs minutes, ce qui paraissait incohérent et désordonné prend sens. Les petits bouts de phrases hors contexte font partie d’une vraie histoire, il faut un peu de patience. Je lui demande s’il a peur de mourir, il répond sincèrement et immédiatement: “T’es un ouf ou quoi!?”, je le crois.

Saïd était agent de sécurité, pendant 7 ans il a jonglé entre plusieurs magasins et gares, ainsi que quelques aéroports. Il a arrêté de travailler à cause de sa maladie, ses os lui font mal. Il est à la rue depuis 6 mois, il n’avait jamais bu une goutte d’alcool avant, depuis, il ne fait que ça et est saoul en permanence. Sa main droite est paralysée, sa hanche gauche l’empêche de courir, il lui manque de plus en plus de dents, pourtant ça ne l’empêche pas de se battre avec les reubeux et les renois du coin, il se considère comme raciste. Il espère voir Le pen, pour que tous ces rebeux retournent au bled.

Il m’offre une bière en me disant: “ma maison, c’est ta maison”, j’en profite pour mettre dans son sac du chocolat, des bonbons et des madeleines. Il se sent alors offensé, comme si le fait de dépendre des autres était une honte. Je lui dis que dans ma maison, il y a toujours des bonbons, du chocolat et des madeleines, alors je fais comme chez moi. Il rigole alors, et me dit “t’es un gars bien, t’es pas comme les autres”, ça me touche et je lui dis que d’habitude, si.

Il me parle ensuite des dernières bagarres qu’il a eu, il a des hématomes partout qu’il me montre, et il me dit que lui, s’en sort plutôt bien. Je lui demande s’il croit en Dieu, oui. Il répond que le jour où Dieu lui proposera de l’argent, il le refusera.

Le temps passe et vient le moment où il me parle de son fils, qui a 11 ans et qui a dû retourner au bled, en Algérie, suite à une décision du juge. C’est le seul sujet qu’il prend au sérieux, il est nerveux et est au bord des larmes lorsqu’il me dit que c’était son anniversaire il y a 3 jours. J’essaye de le réconforter comme je peux mais intérieurement je suis fendu et je ne sais pas comment réagir, je lui dis que ça va aller en lui tapotant l’épaule.

Après quelques minutes difficiles, il se reprend et me parle de la SNCF, où il a aussi travaillé. J’atteinds le fond de ma bière avant lui et il me surnomme Lucky Luke, puis Jean-Claude (je n’ai pas compris mais il explose de rire à ce moment là, et c’est contagieux). Il a l’air heureux quelques minutes.

On se quitte vers 1h du matin, et je reprends mon chemin vers chez moi, comme les autres.