Charles Ingalls
Il fait beau et on décampe assez tard après avoir lavé quelques fringues qu’on accroche sur les sacs comme on peut pour que ça sèche. On a l’air cons avec nos calbutes et nos chaussettes qui pendouillent dans le dos, mais ça fonctionne. On avait pas prévu la suite du voyage, et la tablette de chocolat qui se trouvait dans ma pochette suprise ouverte l’avant-veille a un effet déterminant pour la suite: avant, lorsque je regardais la carte, les petits carrés censés représenter des maisons représentaient effectivement des maisons, maintenant ce sont des carrés de chocolat avec une voix toute mimi qui dit: “mange moi mange moi mange moi mange moi s’il te plait mange moi”. Il y a des refuges de dessinés sur la carte à quelques kilomètres et on espère en trouver là-bas (du chocolat, pas des refuges).
On descend en altitude et on suit un chemin dans la forêt qui borde le torrent ; on passe à coté d’autoroutes à fourmis qui se rejoignent dans des fourmillières d’un mètre de haut, preuve qu’en hiver tout ne doit pas être gelé dans cette vallée. On continue pendant quelques kilomètres avant d’arriver en face d’une maison perdue, où nous attend un Norvégien qui ressemble vaguement à Charles Ingalls, en vieux, un doigt en moins, un téléphone portable en plus. On a une conversation intéressante:
- Charles: Fri bi de be huh!
- Moi (en anglais): Désolé on ne parle pas norvégien.
- Charles (en quelque chose qui ressemble à de l’allemand mais qui est du norvégien): Vous comprenenez ce que je dis?
- Faltad (en allemand): Oui, un peu.
- Charles (toujours en norvégien): Fri bi de be huh beeeh?
- Faltad (en allemand): Quoi?
- Charles (toujours en norvégien): Fri bi de be huh beeeh huuu?
Silence génant de quelques secondes. D’un coup, Charles pête un cable et se met à imiter quelque chose, il y met tout son coeur, mais on ne comprend pas du tout ce qu’il se passe, et lui ne comprend pas du tout ce qu’on comprend. Tout le monde se regarde à tour de rôle, chaque regard exprimant un appel à l’aide du genre: “s’il te plait n’importe qui, fais quelque chose pour qu’on sorte de cette situation bizarre”.
Silence génant de quelques secondes. Charles, décidément en forme, a une idée, il change sa stratégie et se met à imiter quelque chose de différent! Cette fois avec de grands gestes et plein de mots, parmis lesquels je crois comprendre “paysage”.
- Moi (en anglais, fier d’avoir cru comprendre un truc): Le paysage? C’est super beau!
Silence génant de quelques secondes. Les regards. Au secours.
- Tout le monde (dans un mix de norvégien, d’allemand, et anglais): Tchuss!
On continue notre descente et on traverse le torrent grâce à un pont en bois probablement entretenu par Charles. Merci Charles. Plus bas se trouve un petit village quasi-désert où l’on croise deux bûcherons de la région qui travaillent dans la forêt, on a une petite discussion légèrement plus productive qu’avec ce bon vieux Charles.
Point de chocolat dans le coin, on s’arrête pour manger des truites fumées qu’on avait gardées de la veille et que j’ai astucieusement placées au fond de mon sac, endroit stratégique déjà éprouvé dans le passé, où j’avais mis la pochette surprise et sur laquelle reposait 15 kilos de bordel organisé. Les 15 kilos de bordel organisé sont toujours là, et les truites ressemblent à de la bouillie grise avec des arêtes, mais c’est bon. Avec du recul, on pense que Charles voulait savoir si on avait vu ses moutons dans la vallée. On en profite pour équilibrer les sacs au niveau du poids. Faltad réalise qu’il porte deux vieilles bouteilles de gaz incompatibles avec notre réchaud depuis le début du voyage, on décide de s’en débarasser comme c’est lourd et que ça ne passera jamais à l’aéroport au retour (note: on aurait pu avoir cette reflexion 5 jours plus tôt, mais apparement l’altitude nous rend plus vifs du cerveau). Il y a un refuge dans le village mais il est vide, Faltad y laisse les deux bouteilles sur le seuil de la porte avec une page arrachée d’un magazine qu’on avait gardé depuis l’aéroport:
Hej! I don’t need those 2 gas bottles anymore. So I let them here and feel free to take them.
Contents de notre blague que personne ne comprendra, on reprend un peu d’altitude en grimpant sur un des flancs de la vallée. Arrivés en haut, on est toujours aussi contents de notre blagounette, et en plus d’être contents on a une vue dégagée sur toute la vallée. Du coup on est super contents.
On ouvre les pochettes surprises de Faltad et on y découvre des bonbons, du chocolat, et c’est trop bien. Il doit être environs 15h, et on décide de rusher pour les prochains refuges situés à une bonne dizaine de kilomètres, c’est plutôt débile mais on a pas peur.
On traverse une zone désertique apparement réputée pour la présence de rennes. Malheuresement on n’en verra pas, mais en échange on croisera plusieurs hamsters roux (oui, ça existe), un bois de renne qui faisait bien 5 kilos (le bois, pas le renne), et trois trekkeurs de type masculin. On enchaine vite et quelques kilomètres plus loin, après une pause, je découvre que mon genou gauche est moins résistant qu’il n’y parait, je ne peux pas le plier sans faire de grimaces et de bruits bizarres. On hésite à repartir, il me faudra 20 bonnes minutes à marcher comme un grand-père avant de pouvoir reprendre un rythme normal.
Petit à petit on retrouve de la végétation et on traverse une zone marécageuse. Il est environs 18h lorsque je fais une troublante découverte:
Hey goûte ça, c’est vraiment bon! Ça ressemble aux myrtilles qu’on mange depuis 2 jours, sauf que c’est bon.
Il s’avère que ce sont des myrtilles, et que ce que l’on mange depuis le début n’en sont pas. Ces dernières étaient aigres et pas bonnes du tout, mais vu qu’on avait trop faim et qu’on était trop heureux de manger quelque chose de différent on s’y était fait sans broncher. En regardant mieux, on découvre une troisième sorte de baie qu’on a aussi du manger sans le savoir, qui ressemble à deux gouttes d’eau aux autres.
Une heure plus tard et toujours en vie, on arrive dans les environs du refuge et on tombe sur un chemin, on se dit qu’il n’y aura pas de chocolat car c’est trop tard pour trouver du chocolat. Il y a un autre carré de chocolat à quelques kilomètres à l’ouest, c’est là où on veut aller (on commence à se approcher des Fjords) donc on continue par là. On longe un lac à travers les nuages et on arrive au bord d’un village fantôme: plein de petites barraques estivales vides à la tombée de la nuit, l’ambiance est plutôt macabre. On monte vite fait la tente dans le noir et on se prépare à partir tôt demain, en vue d’une ville située à 13 cases sur la carte (à vol d’oiseau environs 25 kilomètres, mais comme on est pas des oiseaux ça sera beaucoup plus).